27 octobre

Mardi matin, je suis allée rencontrer Suhaib à Monasterakis, la place centrale d’Athènes. Je remarque tout de suite qu’il a beaucoup changé physiquement. Il s’est laissé pousser les cheveux davantage et il porte une barbe de 3 jours avec des vêtements plus occidentalisés. Mais ce qui me surprend le plus est qu’il me prend dans les bras pour me dire saluer, chose qu’il avait gentiment refusé de faire en avril lorsque l’on s’était quittés au Pirée, puisque ce n’est pas recommandé dans sa religion. Quand je lui fais la remarque, il me dit qu’il en rigolant qu’il s’est assoupli et que ce n’est pas une faute grave après tout. Sans perdre le sourire, il me raconte d’emblée que son périple a été très dur depuis que l’on s’est vus. Il m’explique qu’il a fini par passer 3 mois au Pirée – les pires moments de sa vie. Il a ensuite été envoyé au camp de Skaramangas au nord d’Athènes quelques temps. Il s’est ensuite inscrit dans un programme qui l’a permis de se loger dans un hôtel dans une petite ville touristique. Mais là-bas, dit-il, il n’y avait pas de sens à la vie, puisque la ville était faite pour des vacanciers. C’est alors qu’un ami irakien lui a proposé de venir loger dans qu’on lui a alloué à Athènes et il est là depuis 2 semaines. Suhaib a toujours été très actif et cela ne me surprend pas de découvrir qu’il fait du bénévolat dans un centre communautaire pour donner des cours d’informatique et de programmation aux réfugiés adultes et enfants.

Il a quitté l’Irak il y a trois ans de cela, car sa ville a été encerclée par ISIS. Pour partir, il a emprunté 3’000$ qu’il doit toujours à un oncle éloigné. Il s’est ensuite rendu avec son frère en Turquie, où Suhaib travaillait dans la réparation d’ordinateurs et de téléphones. Là-bas, il est resté 2 ans mais s’est finalement décidé  à partir pour l’Europe car son travail était si mal payé qu’il ne faisait que cela. Quant à son frère, il n’a pas réussi à trouver du travail, c’est pourquoi il est parti plus tôt. Il est parvenu à faire son chemin jusqu’à l’Autriche, où il a rencontré une Indonésienne. Cela fait à présent 3 jours qu’il s’est marié et qu’il est allé vivre en Indonésie. Suhaib en revanche garde l’espoir de poursuivre un jour ses études d’ingénieur en électronique et ne peut pas envisager de se marier avant cela. Pour quitter la Turquie, ce dernier est passé vers l’île de Chios sur un bateau gonflable avec 65 personnes. Un voyage extrêmement dangereux pour lequel il a dépensé 700$ (moment où les prix étaient au plus bas. Cela coûtait 4’000$ en 2013). Après 4 jours à Chios, il est arrivé au Pirée, où les problèmes ont commencé, dit-il.
Stock de jouets


Suhayib me raconte que les employés des bureaux d’asile ne sont pas tous honnêtes. Il a connaissance de quelqu’un qui a payé 1200$ pour être relocalisé dans un « bon » pays, le Luxembourg en occurrence. Parce qu’il y a des bons et des mauvais pays. Suhayib craint d’ailleurs d’être relocalisé en Roumanie où un ami là-bas lui raconte qu’il ose à peine sortir de chez lui, car il s’y sent en danger en tant que réfugié. Il dit aussi à quel point cela prend du temps et c’est difficile de d’inscrire une demande d’asile ici et que cela lui a pris longtemps. Mais alors qu’il espérait passer à la prochaine étape, les bureaux d’asile lui annonce que son inscription n’a pas été faite correctement et qu’il faut recommencer tout le processus. Ses amis et lui se sentent poussés à bout et ils annoncent qu’ils ne quitteront pas ces bureaux sans être inscrits, et qu’ils sont prêts à y rester un mois sans manger. Les employés du bureau d’asile acceptent alors d’inscrire les jeunes hommes sur le champ, cependant Suhayib a maintenant l’impression que son dossier a été mis à la fin de la pile pour le sanctionner. C’est très dur pour les hommes seuls, dit-il. Tout le monde part avant : les familles, les mineurs non accompagnés, les personnes vulnérables… Il me raconte qu’il se sent enceint. Je m’étonne… « Yes, dit-il, because the European Union fuck me all the time ».

Je travaille ensuite sur un shift de distribution de repas de midi pour les enfants avant qu’ils aillent à l’école. Un groupe de journalistes d’origines diverses est là, à regarder ce qui se passe. Apparemment, une trentaine d’entre eux a été invité à participer à un séminaire sur la migration et ils ont maintenant droit à quelques minutes dans le camp avant d’être rapidement chassés. Je laisse mes coordonnées à une journaliste irlandaise qui voudrait me poser des questions.
Triage de vêtements que nous avons amenés de Suisse

Stock actif de vêtements

Je participe ensuite à la distribution du lunch pour adultes : du riz aux lentilles assez fade. Ensuite, je découvre le poste de distribution de vêtements. Project Elea a un porte à cabine plein à craquer de vêtements non triés. Ils ont ensuite une trentaine de boîtes triées dans un autre stock, puis un autre porte à cabine qui sert de stock actif, avec lequel les volontaires travailles et où tout est rangé par catégories. La distribution a lieu du lundi au vendredi, de 14h à 20h. Les familles sont appelées deux à deux pour venir s’habiller. A part si un enfant est à l’école, chaque membre devrait être présent. Dans la mesure du stock disponible, il reçoit alors un article de chaque chose : manteau (parfois), pull chaud, pantalon, chaussures (rarement, car il y en a peu et elles sont généralement en mauvais état), chaussettes, sous-vêtements, éventuellement bonnet et gants, surtout pour les enfants. Deux volontaires sont assignés à chaque famille pour cette tâche. L’un fait l’interlocuteur pour leur demander de quoi ils ont besoin (tout en général) et l’autre va chercher les articles dans le stock et range ceux qui ne sont pas pris. L’idée est de proposer 4 articles à choix, par exemple 4 pantalons taille S. Si aucun ne convient, on peut en ressortir 4 autres, pas beaucoup plus normalement. L’idée est que les familles restent une vingtaine de minutes mais évidemment que vêtir 8 personnes qui arrivent prend plutôt une heure, en courant. C’est sans doute pour ce poste que les opinions des volontaires se divisent le plus. En tous cas, c’est le cas parmi nous. Certains n’apprécient pas la manière dont certaines familles nous rejettent les vêtements pêle-mêle dans les bras avec à peine un regard. Pour d’autres, c’est le seul moment où les résidents sont aux commandes et cela rend leur comportement tolérable. Mais heureusement, ce ne sont de loin pas toutes les familles qui sont impolies. Il est vrai toutefois que ce poste met en exergue à quel point la question de l’identité personnelle est importante. Dans le camp, tout le monde reçoit la même nourriture, vit dans les mêmes logements… Il est naturel que lorsqu’on donne enfin la possibilité à ces personnes de sélectionner un vêtement, cela leur fait sûrement du bien et ils prennent le temps de bien le choisir. Nous (et eux aussi peut-être, à force) oublions trop vite qu’être réfugié n’est pas une identité mais un état.


Le soir, nous allons manger au restaurant avec Suhayib et son ami Mahmoud, qui ne parle pas encore très bien l’anglais. Suhayib est absolument ravi d’être là et de rencontrer mes amis. Il rit beaucoup ce soir-là, tout en nous disant que cela lui fait du bien de ne pas se sentir enceint pour une nuit.

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