Mardi matin,
je suis allée rencontrer Suhaib à Monasterakis, la place centrale d’Athènes. Je
remarque tout de suite qu’il a beaucoup changé physiquement. Il s’est laissé
pousser les cheveux davantage et il porte une barbe de 3 jours avec des
vêtements plus occidentalisés. Mais ce qui me surprend le plus est qu’il me
prend dans les bras pour me dire saluer, chose qu’il avait gentiment refusé de
faire en avril lorsque l’on s’était quittés au Pirée, puisque ce n’est pas
recommandé dans sa religion. Quand je lui fais la remarque, il me dit qu’il en
rigolant qu’il s’est assoupli et que ce n’est pas une faute grave après tout.
Sans perdre le sourire, il me raconte d’emblée que son périple a été très dur
depuis que l’on s’est vus. Il m’explique qu’il a fini par passer 3 mois au
Pirée – les pires moments de sa vie. Il a ensuite été envoyé au camp de
Skaramangas au nord d’Athènes quelques temps. Il s’est ensuite inscrit dans un
programme qui l’a permis de se loger dans un hôtel dans une petite ville
touristique. Mais là-bas, dit-il, il n’y avait pas de sens à la vie, puisque la
ville était faite pour des vacanciers. C’est alors qu’un ami irakien lui a
proposé de venir loger dans qu’on lui a alloué à Athènes et il est là depuis 2
semaines. Suhaib a toujours été très actif et cela ne me surprend pas de
découvrir qu’il fait du bénévolat dans un centre communautaire pour donner des
cours d’informatique et de programmation aux réfugiés adultes et enfants.
Il a quitté
l’Irak il y a trois ans de cela, car sa ville a été encerclée par ISIS. Pour
partir, il a emprunté 3’000$ qu’il doit toujours à un oncle éloigné. Il s’est
ensuite rendu avec son frère en Turquie, où Suhaib travaillait dans la
réparation d’ordinateurs et de téléphones. Là-bas, il est resté 2 ans mais
s’est finalement décidé à partir pour l’Europe
car son travail était si mal payé qu’il ne faisait que cela. Quant à son frère,
il n’a pas réussi à trouver du travail, c’est pourquoi il est parti plus tôt.
Il est parvenu à faire son chemin jusqu’à l’Autriche, où il a rencontré une
Indonésienne. Cela fait à présent 3 jours qu’il s’est marié et qu’il est allé
vivre en Indonésie. Suhaib en revanche garde l’espoir de poursuivre un jour ses
études d’ingénieur en électronique et ne peut pas envisager de se marier avant
cela. Pour quitter la Turquie, ce dernier est passé vers l’île de Chios sur un
bateau gonflable avec 65 personnes. Un voyage extrêmement dangereux pour lequel
il a dépensé 700$ (moment où les prix étaient au plus bas. Cela coûtait 4’000$
en 2013). Après 4 jours à Chios, il est arrivé au Pirée, où les problèmes ont
commencé, dit-il.
Stock de jouets |
Suhayib me raconte
que les employés des bureaux d’asile ne sont pas tous honnêtes. Il a
connaissance de quelqu’un qui a payé 1200$ pour être relocalisé dans un « bon »
pays, le Luxembourg en occurrence. Parce qu’il y a des bons et des mauvais
pays. Suhayib craint d’ailleurs d’être relocalisé en Roumanie où un ami là-bas
lui raconte qu’il ose à peine sortir de chez lui, car il s’y sent en danger en
tant que réfugié. Il dit aussi à quel point cela prend du temps et c’est
difficile de d’inscrire une demande d’asile ici et que cela lui a pris longtemps.
Mais alors qu’il espérait passer à la prochaine étape, les bureaux d’asile lui
annonce que son inscription n’a pas été faite correctement et qu’il faut
recommencer tout le processus. Ses amis et lui se sentent poussés à bout et ils
annoncent qu’ils ne quitteront pas ces bureaux sans être inscrits, et qu’ils
sont prêts à y rester un mois sans manger. Les employés du bureau d’asile
acceptent alors d’inscrire les jeunes hommes sur le champ, cependant Suhayib a
maintenant l’impression que son dossier a été mis à la fin de la pile pour le
sanctionner. C’est très dur pour les hommes seuls, dit-il. Tout le monde part
avant : les familles, les mineurs non accompagnés, les personnes
vulnérables… Il me raconte qu’il se sent enceint. Je m’étonne… « Yes, dit-il, because the
European Union fuck me all the time ».
Je travaille
ensuite sur un shift de distribution de repas de midi pour les enfants avant qu’ils
aillent à l’école. Un groupe de journalistes d’origines diverses est là, à
regarder ce qui se passe. Apparemment, une trentaine d’entre eux a été invité à
participer à un séminaire sur la migration et ils ont maintenant droit à
quelques minutes dans le camp avant d’être rapidement chassés. Je laisse mes
coordonnées à une journaliste irlandaise qui voudrait me poser des questions.
Triage de vêtements que nous avons amenés de Suisse |
Stock actif de vêtements |
Je participe
ensuite à la distribution du lunch pour adultes : du riz aux lentilles
assez fade. Ensuite, je découvre le poste de distribution de vêtements. Project
Elea a un porte à cabine plein à craquer de vêtements non triés. Ils ont
ensuite une trentaine de boîtes triées dans un autre stock, puis un autre porte
à cabine qui sert de stock actif, avec lequel les volontaires travailles et où
tout est rangé par catégories. La distribution a lieu du lundi au vendredi, de
14h à 20h. Les familles sont appelées deux à deux pour venir s’habiller. A part
si un enfant est à l’école, chaque membre devrait être présent. Dans la mesure
du stock disponible, il reçoit alors un article de chaque chose : manteau
(parfois), pull chaud, pantalon, chaussures (rarement, car il y en a peu et
elles sont généralement en mauvais état), chaussettes, sous-vêtements,
éventuellement bonnet et gants, surtout pour les enfants. Deux volontaires sont
assignés à chaque famille pour cette tâche. L’un fait l’interlocuteur pour leur
demander de quoi ils ont besoin (tout en général) et l’autre va chercher les
articles dans le stock et range ceux qui ne sont pas pris. L’idée est de proposer
4 articles à choix, par exemple 4 pantalons taille S. Si aucun ne convient, on
peut en ressortir 4 autres, pas beaucoup plus normalement. L’idée est que les
familles restent une vingtaine de minutes mais évidemment que vêtir 8 personnes
qui arrivent prend plutôt une heure, en courant. C’est sans doute pour ce poste
que les opinions des volontaires se divisent le plus. En tous cas, c’est le cas
parmi nous. Certains n’apprécient pas la manière dont certaines familles nous
rejettent les vêtements pêle-mêle dans les bras avec à peine un regard. Pour d’autres,
c’est le seul moment où les résidents sont aux commandes et cela rend leur
comportement tolérable. Mais heureusement, ce ne sont de loin pas toutes les
familles qui sont impolies. Il est vrai toutefois que ce poste met en exergue à
quel point la question de l’identité personnelle est importante. Dans le camp,
tout le monde reçoit la même nourriture, vit dans les mêmes logements… Il est
naturel que lorsqu’on donne enfin la possibilité à ces personnes de sélectionner
un vêtement, cela leur fait sûrement du bien et ils prennent le temps de bien le
choisir. Nous (et eux aussi peut-être, à force) oublions trop vite qu’être réfugié
n’est pas une identité mais un état.
Le soir,
nous allons manger au restaurant avec Suhayib et son ami Mahmoud, qui ne parle
pas encore très bien l’anglais. Suhayib est absolument ravi d’être là et de
rencontrer mes amis. Il rit beaucoup ce soir-là, tout en nous disant que cela
lui fait du bien de ne pas se sentir enceint pour une nuit.
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